Terroir vivant et écritures réglementaires : un dialogue complexe

Il suffit de cheminer dans les vignes héraultaises pour saisir que le paysage est un palimpseste : entre vignes centenaires, jeunes plants exubérants, souches oubliées au détour d’un rang. Ces vignes racontent une histoire, celle des cépages, enracinée au fil du temps, arrachée par l’histoire, parfois réhabilitée grâce à la passion, et tout cela se joue, jusque dans les complexes cahiers des charges des AOP – ces textes réglementaires censés préserver la typicité viticole de chaque terroir.

Mais quelle place prennent (ou retrouvent) nos cépages locaux – ces variétés parfois dites « secondaires » ou « oubliées », face à la réglementation des appellations d’origine protégée ? Vaste question, entre traditions, enjeux de marché, débats techniques et recherche de sens.

Un peu d’histoire : la mosaïque originelle des cépages

Avant que l’uniformisation varietale ne gagne du terrain, la viticulture française, et particulièrement celle du Languedoc, reposait sur une incroyable diversité. D’après les historiens (source : INRAE), plus de 200 cépages étaient cultivés à la fin du XIX siècle dans le sud de la France. Aramon, Terret, Picpoul, Clairette, Aspiran… Chacun liant une parcelle à ses usages, au climat, à la sociologie des villages.

L’arrachement massif après la crise du phylloxéra, puis la reconstruction avec des cépages plus productifs, a appauvri le parc variétal français. La création des AOC (devenues AOP en 2009) dans la première moitié du XX siècle, visait certes à garantir une typicité, mais a souvent accéléré ce mouvement, « figeant » certains assemblages au détriment de la palette originelle.

  • 40 cépages étaient recensés dans les AOC du Languedoc en 1936, contre moins de 20 utilisables aujourd’hui (source : INAO).
  • Jusqu’aux années 1980, des dizaines de variétés locales disparaissaient chaque décennie (source : Revue du Vin de France).

Les cahiers des charges AOP : des gardiens sélectifs de la tradition

Que dit, exactement, un cahier des charges AOP ? Ce document encadre l’origine, les pratiques viticoles, la vinification, mais surtout liste précisément les cépages autorisés pour une appellation donnée. Leur inscription n’est jamais neutre : c’est un enjeu identitaire, mais aussi économique.

Une liste restreinte, souvent en retard sur l’histoire

  • La plupart des cahiers des charges exigent que les vins soient issus majoritairement de cépages principaux (ex. Syrah, Grenache, Mourvèdre pour les rouges des AOP Languedoc).
  • Des cépages complémentaires (Terret, Carignan, Cinsault…) sont parfois admis, à hauteur limitée.
  • Certains cépages locaux, comme l’Aspiran ou le Piquepoul noir, ont été purement sortis des AOP au fil des modifications, jugés trop « anciens » ou non rentables.

L’inscription ou la radiation d’un cépage, même traditionnel, suppose une démarche laborieuse auprès de l’INAO, validée par des commissions dans lesquelles producteurs, négociants et experts parfois ne s’accordent pas sur l’identité de l’appellation.

Sur tout le territoire viticole français, seuls moins de 10% des 1 000 cépages référencés par le Catalogue officiel français figurent dans les cahiers des charges d’une AOP (source : FranceAgriMer).

Là réside le paradoxe : le cahier des charges fixe la typicité, mais peut figer l’évolution naturelle du vignoble.

Pourquoi tant d’exclusions ? Les logiques derrière les choix

  • Uniformisation et lisibilité commerciale : face aux marchés mondiaux, le choix s’est fait vers des cépages reconnus, jugés « internationalisables » et donc plus valorisables à l’export.
  • Nouvelles pratiques œnologiques : certains cépages locaux (Aramon, Oeillade, Morrastel) étaient associés à des vins plus légers ou rustiques, vus comme démodés après les Trente Glorieuses.
  • Pression réglementaire : l’INAO et les syndicats d'appellation privilégient la stabilité et la réputation, ce qui ralentit l’intégration de nouveautés, même lorsque celles-ci sont historiques.
  • Rareté ou manque de matériel végétal : plus le cépage a été abandonné, plus il est difficile de le réhabiliter de façon officielle (voir les programmes de conservation de cépages rares menés par des conservatoires locaux).

Des exceptions notables : histoires de retour et d’innovation

Pourtant, le vent pourrait tourner. Face à la demande d’authenticité, à la crise climatique et au besoin de différenciation, plusieurs AOP réévaluent leur patrimoine génétique local.

  • En Hérault, La Clairette du Languedoc (une des plus anciennes AOC de France) a toujours imposé son cépage autochtone, la Clairette blanche, dans son cahier des charges.
  • Depuis 2011, l’AOP Picpoul de Pinet ne tolère que le Picpoul blanc, remis en avant par la fraîcheur recherchée dans les blancs du bassin de Thau (source : Syndicat Picpoul de Pinet).
  • La récente création de l’AOC Terrasses du Larzac a permis plus de souplesse, intégrant d’emblée un panel élargi de cépages complémentaires (Carignan, Cinsault, voire œillade noire pour quelques domaines militants).

Parfois, le retour se fait par des cuvées expérimentales, en dehors du cadre AOP, mais pouvant influencer à moyen terme les cahiers des charges. Ainsi, à Saint-Chinian, l’introduction récente du Morrastel ou du Ribeirenc noir est portée par des vignerons qui cherchent à revaloriser ces variétés résistantes à la sécheresse, offrant aussi une alternative face au réchauffement climatique (source : VIN & Société - Dossier climat et cépages).

Le climat rebat les cartes : adaptation ou tradition ?

Le changement climatique, chaque année plus sensible pour les vignerons du sud, pousse à réinterroger la pertinence des cépages autorisés. Les variétés locales, sélectionnées empiriquement depuis des siècles pour leur capacité d’adaptation à la chaleur et à la sécheresse, redeviennent un enjeu.

  • Le Carignan, longtemps boudé, revient en grâce pour son acidité et sa rusticité.
  • Des cépages quasi oubliés, comme le Picpoul noir ou le Terret, sont remis en plantation expérimentale, montrant de bons résultats en stress hydrique.
  • Plus largement, la Charte nationale sur les cépages adaptée au changement climatique (Ministère de l’Agriculture, 2022) encourage la réintégration de cépages « d’intérêt patrimonial ou adaptatif » au sein des AOP.

Reste la question de la flexibilité réglementaire : il faut en moyenne 7 à 10 ans entre la démarche de réintégration d’un cépage et sa validation officielle au sein d’une AOP (source : INAO), ce qui freine des mondes viticoles en pleine mutation.

Les enjeux sont nombreux : préserver une identité locale réelle face à la demande internationale, permettre l’expérimentation tout en maintenant un cadre collectif, et, surtout, rendre justice à un héritage qui, paradoxalement, protège mieux les vignes de demain que beaucoup d’innovations modernes.

Pour aller plus loin : pistes de réflexion et évolutions possibles

  • Le mouvement de vin de France, hors AOP, est parfois choisi par des vignerons qui souhaitent travailler des cépages locaux non autorisés, illustrant la rigidité persistante des cahiers des charges, mais aussi l’inventivité des domaines indépendants.
  • Des initiatives collectives, comme la Conservatoire des cépages d’Occitanie, fédèrent des professionnels et des chercheurs pour documenter, préserver, et réinscrire, à terme, une diversité plus riche dans les décrets AOP.
  • Des tendances récentes montrent un intérêt grandissant du public pour les vins issus de cépages singuliers, sources d’expression, de redécouverte et d’émotions gustatives inattendues (voir les dossiers annuels de Terre de Vins ou La Revue du Vin de France).

À l’heure où le vin se veut témoin autant que révélateur d’un lieu, la question des cépages locaux dans les AOP devient une interrogation sur le sens et la fonction de ces appellations. Faut-il protéger le passé, ou permettre au vivant de creuser de nouveaux sillons dans notre histoire régionale ? La route se prolonge. Les paysages, eux, sont déjà en train de changer.

En savoir plus à ce sujet :